MHNN.Z.000042_08.jpgMHNN.Z.000042_05.jpgKayak esquimau
Bois, peau de phoque, os
Frederikshaab, Groenland, 1836
collection De Cornulier

 

En 1835 et 1836, le Ministre de la Marine fait armer la corvette "La Recherche" sous les ordres du capitaine de Tréhouart afin de retrouver "La Lilloise" disparue au cours d'une mission d'exploration du Groenland.
Au cours d'une escale à Frederikshaab, sur la côte ouest du Groenland, le Second, René de Cornulier recueille auprès des esquimaux un kayak, des engins de pêche et des habits en peau de phoque. De retour en France, il en fait don au muséum de Nantes.
Deux autres kayaks similaires ont été rapportés de ce même voyage, l'un se trouve au Musée National de la Marine à Paris, l'autre au Musée d'histoire naturelle de Cherbourg.

A quoi il ressemble ce kayak? 

Les dimensions et la forme du kayak sont étonnantes, typique de cette région du Groenland. Sa longueur atteint presque les 5m, tout en étant très fin (à peine 42 cm de large) et bas, avec les extrémités légèrement relevées. Sa structure à fond presque plat est recouverte de peaux de phoque cousues entre elles. Le plus étonnant est l’ouverture du kayak, large de 40 cm et longue d’à peine 45 cm. Elle est tellement petite qu’il est impossible à une personne de plus d’1m60 de s’y faufiler. Il fallait compter sur la très grande souplesse des genoux des inuits pour y accéder. Une chose est sur : l’embarquement n’était pas évident ! Gare au chavirage dans l’eau glacée !

Qui utilisait ce kayak? 

En général, le kayak appartient à une seule personne et est adapté à la morphologie de son propriétaire. Ce kayak semble avoir appartenu à un jeune inuit. La structure en bois très légère était assemblée par les hommes. La pose du revêtement revenait aux femmes. Elles utilisaient la peau de grands phoques afin de limiter les coutures. Pour ce travail, elles tendaient à la main des peaux fraîches qui étaient débarrassées de leurs poils puis les maintenaient avec la bouche pendant qu’elles les cousaient à l’aide de tendons de phoques.

A quoi servait-il ?

Le kayak servait aux Inuits à se déplacer vers les endroits où ils allaient chasser le phoque. Il leur permettaient d’approcher leur proies le plus discrètement possible. Cette embarcation n’était pas adaptée à d’autres type de chasse, comme celle de la baleine. Elle était assez instable sur l’eau et était prévue pour naviguer par mer belle peu agitée. Malgré tout, les inuits arrivaient à se déplacer même avec une mer formée.

La kayak est arrivé avec d’autres objets

Il y avait également tout ce qui servaient à habiller un chasseur : une jupette ajustable, qui empêchait l’eau d’entrer dans l’embarcation, un anorak à capuche et une paire de moufle, le tout en peau de phoque. Il y avait également une pagaie, un javelot à oiseaux, un harpon, une lance et un flotteur en peau.

Ce kayak n’est pas visible par le public actuellement 

Ces objets inuit ont été exposés jusqu’en 2007. Hélas, ce bel ensemble venant du grand Nord n’est plus visible du grand public. Il est conservé dans les réserves du muséum, aux côtés de la momie égyptienne, d’un totem amérindien, d’armures de samouraïs, de masques africains … Mais qui sait : les inuits ressortiront peut-être un de ces jours au Muséum !


 

inuit4.JPGEnsemble en peau de phoque porté par les inuits lors de la chasse en kayak sur la mer.
Frederikshaab, côte ouest du Groenland, 1836.

En 1836, Tocqueville publie De la démocratie en Amérique et Balzac Le Lys dans la vallée. L’opéra de Paris crée Les Huguenots de Meyerbeer et l’opéra-comique Le Postillon de Longjumeau d’Adam. Le gouvernement de Broglie est renversé, le comte Molé lui succède. Le roi des Français échappe à deux attentats. Louis-Napoléon Bonaparte essaie vainement de soulever la garnison de Strasbourg.

Sur la côte sud-ouest du Groenland, un navire accoste à Frederikshaab – « l’espoir de Frédéric », en hommage à l’héritier du trône danois. Ce nom glorieux désigne une modeste communauté installée sur une presqu’île à bonne distance de la calotte glaciaire. Étonné ou amusé par la tenue des autochtones, un voyageur, ou peut-être le capitaine du navire, en rapporte une en France. Cet ensemble en peau de phoque, conçu pour la chasse en kayak, suscite un peu d’intérêt dans les salons, mais que faire ensuite de pareille défroque ? Le voyageur en fait don au Muséum d’histoire naturelle de Nantes.

Grâce à l’obligeance du conservateur, j’ai pu méditer devant ces vêtements, en parfait état dans les réserves. Ils sont parmi les plus anciens à être entrés dans des collections ethnographiques occidentales.

D’une couleur jaune passée et d’une apparence huilée, portés près du corps, ils sont destinés à un homme. La veste à capuche comporte un renforcement au niveau de la poitrine, ainsi qu’une petite fantaisie, un motif ovale avec une dizaine de traits dans toutes les directions. J’y devine un oumiak et autant de pagaies. La veste est passée à l’intérieur de la ceinture. Une jupe renforcée sur le devant, qu’on imagine portée par-dessus un pantalon ou un caleçon chaud, se ferme par un cordon. Des moufles épaisses, ouvertes en forme de pince, viennent compléter l’ensemble. La manche de la veste protège le gant au niveau du poignet.

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Frederikshaab a été rebaptisé Paamiut. Je rêvasse en regardant quelques photographies : maisons, entrepôts, école, dispensaire, magasin, toutes ces constructions aux couleurs vives et aux toits à forte pente semblent jetées comme au hasard sur un plateau où les roches affleurent parmi les herbes rases et les mousses. Le temple aux murs rouge minium et aux toits vert épinard est un mélange entre une église russe en bois et une pagode laotienne. Dans le port, barques et bateaux à moteur ont remplacé kayaks et oumiaks. La lumière cisèle les détails et se noie dans une mer couleur de mercure. Sur d’autres images, hivernales, tout est blanc.

Les habitants actuels de Paamiut ignorent probablement l’existence, dans les réserves du muséum de Nantes, de cette tenue confectionnée deux siècles plus tôt par leurs ancêtres. Je doute qu’ils en possèdent d’aussi anciennes. La curiosité de ce voyageur français du temps de la monarchie de Juillet l’a sauvée des griffes du temps.

Pourquoi dort-elle à Nantes, ne devrait-elle pas prendre le chemin inverse pour Paamiut ? Le débat sur le retour des œuvres et objets vers leur pays d’origine est complexe, et les premières expériences de restitution n’ont pas toujours été convaincantes.

À Nantes, incongrus, inattendus, ces vêtements inuits ont éveillé ma curiosité bien plus que si je les avais vus dans quelque exposition au Groenland. Les musées sont là pour provoquer un déplacement du regard, une surprise, une émotion.

Cette tenue faite pour le voyage a voyagé infiniment plus loin que ne l’imaginaient ses créateurs. D’un port atlantique à un autre port atlantique. Grâce à elle, Nantes est une banlieue de Paamiut.

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Texte réalisé par François Garde, auteur de roman "L'Empire du Froid, de l'importance de bien connaître son adversaire" (janvier 2023)

Le froid est un adversaire redoutable qui met tout le monde au diapason : qui ne s’adapte pas à ses rigueurs risque d’y laisser sa peau. Les bêtes font leur poil d’hiver, les hommes s’emmitouflent, et chacun rêve secrètement d’une hibernation qui ne prendrait fin qu’au retour des beaux jours. Mais au fait, qu’est-ce que le froid et comment délimiter son empire ?
Fort de ses voyages dans les régions du monde où le froid est le plus tenace, François Garde se propose de cerner cet adversaire à travers 99 textes surprenants, insolites, drôles, poétiques. Ces variations qui vous feront frissonner sont à savourer bien au chaud.